28/04/2025


Bill Gates, le milliardaire qui industrialise l’agriculture mondiale À coups de millions de dollars, la Fondation Bill & Melinda Gates contourne et façonne les politiques internationales en matière d’agriculture. Les grands gagnants de ce jeu antidémocratique : les agro-industriels.

Vous lisez la première partie de l’enquête « Agriculture : la mainmise de Bill Gates ». Inscrivez-vous à notre infolettre pour ne pas rater la seconde partie.

À la COP28 à Dubaï, en décembre dernier, Bill Gates a été accueilli comme une star. Le milliardaire étasunien a reçu les applaudissements des représentants des États lors d’un sommet dédié à la transformation des systèmes alimentaires, organisé le 1er décembre par la présidence émiratie. Au nom de sa fondation Bill & Melinda Gates (BMGF de son acronyme anglais), celui qui a fait sa fortune grâce à l’empire Microsoft a promis, en partenariat avec les Émirats arabes unis, une enveloppe de 200 millions de dollars (187 millions d’euros) pour l’innovation en agriculture. Ce coup de projecteur — c’était la première fois qu’une déclaration sur l’agriculture était adoptée lors du plus grand sommet dédié au climat — illustre la place jouée par la BMGF dans le cadrage international de la question agricole. Et pour cause. Déjà dominante dans le secteur de la santé, la BMGF est devenue le plus gros investisseur à vocation philanthropique en agriculture. Ses fonds sont immenses. Depuis sa création en 2000, la fondation a reçu de Bill Gates plus de 59 milliards de dollars (55 milliards d’euros) selon Forbes. D’abord par un transfert de fonds de Microsoft puis par les fonds propres du milliardaire, qui tire également sa fortune – 128 milliards de dollars (120 milliards d’euros) début 2024 – des revenus du capital de sa société d’investissement Cascade Investment. « Un outil pour contourner les politiques publiques » Quatrième fortune mondiale, Bill Gates est déterminé « à construire un monde meilleur, en conformité avec [ses] idéaux », remarquait Peter Hägel, qui a participé au livre Philanthropes en démocratie (Puf/Vie des idées, 2021). Pour cela, l’« outil » de la philanthropie lui permet « de contourner, de remplacer ou de façonner les politiques publiques », selon le spécialiste de politique comparative internationale à l’université américaine de Paris. Ainsi, tout à fait légalement, Gates et les autres philanthropes — auxquels on pourrait ajouter les grands groupes agro-industriels auxquels ils sont liés — « violent le droit à l’autodétermination collective », résume le chercheur. Un discours « à l’unisson des intérêts des géants industriels » La fondation Gates entend résoudre les problèmes des paysans pauvres en « investissant dans l’agriculture en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud » parce que « la croissance du secteur agricole est le moyen le plus efficace de réduire la pauvreté et la faim », selon le site de la fondation. Celle-ci n’a pas donné suite à nos questions. Cette vision productiviste est mise en pratique dès 2006 dans le programme phare Alliance pour la révolution verte en Afrique (Agra). Depuis, l’Agra est la cible de nombreuses critiques par les organisations de développement. Une étude internationale publiée en 2020 par la Fondation Rosa-Luxembourg souligne les « fausses promesses » d’un programme qui prétendait « doubler les rendements agricoles et les revenus de 30 millions de ménages de petits producteurs de denrées alimentaires d’ici 2020 ». L’étude dresse un bilan résolument négatif de l’Agra : « Les augmentations de rendement des principales cultures de base dans les années précédant l’Agra ont été aussi faibles que pendant l’Agra. Au lieu de réduire la faim de moitié, la situation dans les treize pays concernés s’est aggravée depuis le lancement de l’Agra. » Le panel international d’experts indépendants sur l’alimentation Ipes Food analyse également dans une étude, publiée la même année avec la fondation suisse Biovision et l’Institut des études du développement britannique (IDS), l’approche technosolutionniste d’Agra pour qui « les technologies numériques, financières et biologiques modernes et les intrants externes, ainsi que le renforcement du secteur privé, sont les clés de la réussite », et de pointer que « parallèlement à la promotion des technologies modernes auprès des agriculteurs, l’Agra cherche à influencer les gouvernements nationaux pour qu’ils adaptent leurs politiques afin de soutenir l’adoption de ces technologies ». En 2023, la BMGF a remis 200 millions de dollars au pot d’Agra, portant à près de 800 millions (756 millions d’euros) les aides versées au programme. Et de continuer à défendre les vertus de son modèle agricole dans différentes instances. « La Fondation Gates assume une activité d’influence auprès des gouvernements pour diffuser sa vision de l’agriculture. Son discours, à l’unisson des intérêts des géants industriels du secteur, se concentre sur l’augmentation de la productivité agricole, en utilisant plus d’intrants, des biotechnologies et autres nouvelles technologies », confirme Eve Fouilleux, directrice de recherche en sciences politiques au CNRS. Le président de la COP28, le Sultan al-Jaber, est PDG de la compagnie pétrolière Abu Dhabi National Oil Company dont la branche Fertiglobe est la plus grande plateforme d’engrais azotés au monde. Flickr / CC BY-NC-SA 2.0 Deed / UNclimatechange La politiste souligne que « ce discours domine dans de nombreuses instances de l’ONU sur le développement agricole et la sécurité alimentaire, alors que les principales explications de la faim dans le monde sont la pauvreté, le manque d’accès à la terre et les guerres, et seulement très rarement un déficit de production. » Les conflits d’intérêts à la COP28 Cette vision univoque et productiviste du développement agricole, Marie Cosquer, d’Action contre la faim, l’a retrouvée à la COP28 : « À Dubaï, les innovations affichées dans les panels présentent des capteurs, des logiciels, des biotechnologies… Mais il n’est jamais question de l’innovation des savoirs paysans, de l’agroécologie. Et rien dans ces projets technologiques ne nous rapproche d’une solution de la faim dans le monde ! » Preuve supplémentaire de l’importance de Gates : c’est la présidente d’Agra, Agnes Kalibata, qui a été choisie comme conseillère spéciale sur l’agriculture à la COP28. « Avec sa nomination par les Émirats arabes unis, on a tout de suite compris la couleur, autrement dit la place accordée aux industriels pour discuter de l’agriculture dans les COP », pointe Marie Cosquer. Présente à Dubaï, la responsable du plaidoyer « systèmes alimentaires et crise climatique » raconte : « Dans les panels sur l’agriculture et l’alimentation, les géants de l’agro-industrie comme Danone, Unilever ou Bayer étaient surreprésentés. Pas les organisations paysannes et les ONG de l’aide alimentaire. » Marie Hrabanski, sociologue au Cirad, confirme. « Les évènements et les initiatives parallèles à la COP28 organisés par la présidence émiratie laissaient peu de doutes quant aux orientations privilégiées », en pointant parmi les principaux partenaires impliqués l’agrobusiness (Unilever, Nestlé ou encore PepsiCo…) et les fondations (la BMGF, la Fondation Rockefeller). « La diversité des syndicats agricoles n’était pas représentée, les ONG porteuses de l’agroécologie ont également été écartées. » Pour la chercheuse, la déclaration sur les systèmes alimentaires est une « réussite diplomatique » (152 pays ont signé le texte), mais « celui-ci reste très flou sur les modèles agricoles à privilégier pour atteindre les objectifs climatiques : le terme d’agroécologie n’y apparaît pas ». Les accords signés à Dubaï, eux, sont clairs. Notamment l’initiative Aim for climate (AIMC) lancée par les États-Unis et les Émirats arabes unis, qui a réuni 17 milliards de dollars (15,9 milliards d’euros) à Dubaï. Des additifs dans l’alimentation du bétail pour réduire les émissions de méthane ou comment promouvoir la technologie sans avoir à repenser le modèle agricole. Pxhere L’un des pans de cette initiative, financée par la BMGF, prévoit le déploiement d’additifs dans l’alimentation du bétail et autres solutions pour réduire les émissions de méthane du secteur de l’élevage. Selon le site de la BMGF, les montants alloués à cette recherche, à la fois pour des entreprises privées et des centres de recherche, s’élèvent à plus de 25 millions de dollars. « Un exemple emblématique d’une approche fondée sur le déploiement de solutions technologiques n’impliquant aucune réflexion systémique sur le modèle agricole à promouvoir », selon Marie Hrabanski. La chercheuse souligne par ailleurs les conflits d’intérêts à Dubaï qui ont gagné, puisque le président de la COP28, le Sultan Al Jaber, est aussi président-directeur général de la compagnie pétrolière émiratie Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc), dont la branche Fertiglobe est la plus grande plateforme d’engrais azotés au monde. « Les entreprises de l’agroalimentaire siègent à la table des décideurs de l’ONU » L’ouverture des COP climat aux questions agricoles est concomitante d’un autre coup de force de l’agro-industrie et des fondations philanthropiques pour se faire une place dans les instances onusiennes sur les questions alimentaires. En 2021, le sommet des Nations Unies sur la sécurité alimentaire (UNFSS) où Agnes Kalibata, toujours elle, était la représentante spéciale sur la sécurité alimentaire, a été décrit par plusieurs analystes comme une prise en main des enjeux alimentaires par les industriels. « L’UNFSS est née sous l’impulsion du secteur privé dans le cadre du Forum économique mondial de Davos. Sa création marginalise une autre organisation des Nations unies déjà dédiée à cette question : le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), dit Ève Fouilleux. Il avait opéré une mue inédite parmi les organisations de l’ONU en s’ouvrant à la société civile, en particulier aux organisations paysannes, aux représentants des peuples indigènes. Le CSA s’est aussi doté d’un comité scientifique chargé justement de promouvoir la pluralité des visions, notamment pour aller au-delà du prétendu consensus que pour nourrir le monde, il faut produire plus. » Avec l’UNFSS, exit cette ouverture à la fois à une diversité d’acteurs et à d’autres visions politiques des enjeux alimentaires. Nombre d’organisations de la société civile, de mouvements sociaux et d’universitaires spécialisés dans le domaine de l’alimentation avaient d’ailleurs choisi de boycotter le sommet de 2021. « L’UNFSS représente un moment révélateur, montrant sans équivoque que les grandes entreprises de l’agroalimentaire siègent à la table des décideurs politiques de l’ONU », commentait alors l’Ipes Food. Les crises alimentaires et les émeutes de la faim au début des années 2000 avaient ouvert le débat sur les questions agricoles, mais elles ont aussi remis l’agriculture au centre des intérêts économiques. C’est à ce moment-là que la BMGF s’est tournée vers le développement agricole. Depuis, Bill Gates est devenu le plus grand propriétaire agricole des États-Unis avec quelque 100 000 hectares répartis sur dix-sept États, selon The Land Report. Financement de la recherche agricole Autre levier efficace de la BMGF pour promouvoir son modèle agricole au Sud, le financement de la recherche agricole. L’étude sur les flux financiers dans la recherche agroécologique publiée en 2020 par plusieurs organisations montre qu’entre 2015 et 2018, sur les 807 millions de dollars (755 millions d’euros) investis par la BMGF dans la recherche agricole, 85 % des projets finançaient une industrialisation de l’agriculture. Seuls 3 % des projets étaient agroécologiques. « Comme nombre de donateurs philanthropiques, la BMGF recherche des retours sur investissements rapides et tangibles et favorise donc des solutions ciblées et technologiques », pointe le rapport. Près de 5 milliards de dollars de subventions (4,7 milliards d’euros) ont été accordés par la BMGF à la recherche agricole depuis une vingtaine d’années. Et Bill Gates cherche à doubler la mise. « La BMGF recherche des retours sur investissements rapides » À Dubaï, il a appelé à financer à hauteur de 4 milliards de dollars (3,7 milliards d’euros) les centres de recherches agricoles internationaux réunis au sein du CGIAR (Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale). Ces derniers travaillent sur le développement de nouvelles variétés pour les pays du Sud. La BMGF est devenue la seconde principale financeuse de ce groupe international de quinze centres implantés dans quatorze pays. Questionné sur le poids de la fondation Gates, Bruce Campbell, ex-salarié du CGIAR et aujourd’hui membre du groupe de réflexion Clim-Eat, répond à Reporterre : « Chaque financeur pousse son propre agenda. La BMGF est très intéressée par l’amélioration de la productivité grâce à de meilleures semences. Les financeurs européens, eux, ont poussé récemment l’agroécologie. » Des experts de l’Ipes Food, dont le président est le rapporteur spécial des Nations Unies à l’extrême pauvreté et aux droits humains, Olivier De Schutter, se sont émus du rôle de la BMGF au sein du CGIAR. D’autant que celle-ci a poussé à une centralisation du pouvoir de décisions. Dans un rapport, ils dénoncent une restructuration « imposée et accompagnée de menaces de coupes budgétaires en cas de refus des centres individuels. Les gouvernements et les instituts agricoles des pays du Sud, qui sont censés être les principaux bénéficiaires du CGIAR, n’ont pas été suffisamment consultés. Les points de vue des agriculteurs, de la société civile et des chercheurs publics des pays du Sud n’ont pas été sollicités. » Déployée au Sud pour enrichir le Nord La défense d’une agriculture industrielle au Sud assure aussi des retours d’investissements au Nord. Plusieurs travaux montrent qu’une grande partie des fonds alloués par la BMGF revient à des groupes basés en Amérique du Nord et en Europe. Un rapport de l’ONG Grain de 2021 montre par exemple que près de la moitié des subventions agricoles de Gates vont directement à des organisations occidentales. Pour l’autre moitié, une bonne partie des financements de recherche à des organisations africaines repart vers des firmes occidentales, dans le cadre de partenariat public-privé. Par exemple, via des accords sur l’utilisation de brevets. « Le technosolutionnisme plutôt que la remise en question de tout un système » L’asymétrie de pouvoir en faveur d’intérêts industriels occidentaux n’est pas nouvelle dans l’histoire du développement agricole. Marie Cosquer, d’Action contre la faim, rappelle « que beaucoup de dirigeants sont séduits par les solutions technologiques. Le technosolutionisme est une porte de sortie plus facile qu’une remise en question de tout un système ». Or, de nombreux experts des questions agricoles et alimentaires pointent l’impasse d’une agriculture techno-industrielle pour sortir les petits paysans de la pauvreté et leur permettre de s’adapter au changement climatique. Ce sera l’objet d’un deuxième article consacré au bilan de vingt ans de biotechnologies en Afrique. <a href=“https://reporterre.net/Bill-Gates-le-milliardaire-qui-industrialise-l-agriculture-mondiale”>reporterre</a>